Face à la haine montante des juifs et d’Israël, universitaires et diplomates tentent de décoder les faits, les discours et les polémiques et s’interrogent sur les perspectives des relations franco-israéliennes dans un contexte en pleine mutation en France, en Israël et dans le monde.
« Quand on promeut des candidats dieudonnistes, quand on fait entrer à l’Assemblée des députés soraliens, quand sous prétexte de solidarité avec la cause palestinienne on applaudit un rassemblement qui exclut des juifs d’un amphi, quand on dit qu’Israël c’est pire que la Russie, quand on dit à un Français juif agressé qu’il a toute sa place en France comme si cela n’allait pas de soi, quand on répand la fable des juifs empoisonneurs de puits, … alors oui on est peut-être éventuellement un tout petit peu antisémite », soulignait Raphaël Enthoven le 3 juillet dernier, lors d’une grande soirée organisée par Agir ensemble (1). Cette litanie inquiétante d’actes et propos alimentant la haine des juifs et d’Israël dénonçait l’atmosphère délétère régnant en France et dans nombre de pays démocratiques depuis le 7 octobre 2023. Une partie de la classe politique française s’inquiète, elle aussi, de ce climat, tandis que d’autres ne cessent d’alimenter les braises de ce qu’ils appellent la « résistance ».
Les Israéliens pas tous bienvenus à Paris
Récente illustration de ces incendiaires politiques, Thomas Portes, député LFI de Seine-Saint-Denis le 20 juillet, lors d’un rassemblement propalestinien. Familier des polémiques, son écharpe républicaine bleu-blanc-rouge en travers, il déclare : « Les sportifs israéliens ne sont pas les bienvenus aux Jeux olympiques à Paris. Il faut utiliser cette échéance, tous les leviers que nous avons pour créer des mobilisations. » Ces propos, aussitôt condamnés par nombres de personnalités politiques françaises, dont le ministre de l’intérieur Gérard Darmanin, ont été prononcés quatre jours avant le match de football opposant Israël au Mali au Parc des Princes auquel assistait le Président israélien Isaac Herzog. Le matin même le chef d’Etat israélien inaugurait le bâtiment où réside la délégation israélienne placée sous haute protection ; Ilana Romano et Ankie Spitzer, dont les maris ont été tués lors des JO de Munich le 5 septembre 1972, étaient présentes.
Les forces de sécurité françaises sont, bien sûr, en alerte maximum pour protéger les Israéliens présents à Paris – les dignitaires et les 88 athlètes, dont une quinzaine a déjà fait l’objet de menaces. Le parquet de Paris a d’ailleurs annoncé, le 28 juillet, l’ouverture d’une enquête sur trois de ces menaces. D’après le quotidien britannique The Telegraph, des agents des services israéliens de sécurité (Shin Bet) participeront à cette protection rapprochée de la délégation israélienne installée dans un lieu distinct et secret des autres délégations. Quoiqu’il en soit, « il y aura des manifestations contre le président Herzog et contre les athlètes israéliens, il y aura des drapeaux palestiniens dans les tribunes voire sur le terrain. La seule manière de s’y opposer c’est d’essayer de mobiliser un maximum de gens de la communauté, d’amis d’Israël et du sport, pour qu’ils viennent soutenir en masse les athlètes israéliens en compétition », remarque Daniel Shek, ancien ambassadeur d’Israël en France (2006-2010). Ce fut le cas pour le match Israël-Mali qui s’est déroulé sans incident.
Les Israéliens participeront donc aux JO, conformément à une décision prise par le CIO et non par la France et ce en dépit de la demande « d’exclusion immédiate » envoyée par le comité olympique palestinien le 22 juillet. En revanche, le stand israélien avait été exclu du salon Eurosatory qui s’est déroulé mi-juin. « Les organisateurs ont voulu éviter des troubles pendant cet évènement. Dans le contexte de la guerre à Gaza, il est certain que cela ne se serait pas passé tranquillement. Il aurait été impossible d’éviter les cris, les graffitis, les jets d’objets divers … Cependant, cette décision est problématique car elle a exclu un exposant central dans cet évènement majeur du domaine de la défense. Et cela m’a surpris car c’est un secteur qui, en France, est très proche d’Israël, qu’il s’agisse de l’armée, du renseignement ou des industries qui, bien que concurrentes, ont souvent trouvé des terrains de coopération, de production et de R&D communs. »
Israël n’est pas seul face à l’Iran
Néanmoins et c’est le plus important, la France reste engagée aux côtés d’Israël sur le plan militaire et elle l’a récemment prouvé. Eric Danon, ambassadeur de France en Israël de 2019 à 2023 aujourd’hui enseignant et consultant, actualise l’interprétation de la doctrine gaullienne établie en 1967, selon laquelle il n’y a pas de guerre préventive. « Depuis la Guerre des Six jours, la France n’a jamais soutenu aucun pays qui attaquait en premier, sauf à être, dès le départ, partie prenante à l’opération militaire comme ce fut le cas en Serbie ou en Libye. Donc, que se passerait-il si Israël attaquait l’Iran de manière préventive ? La question nous a été posée par plusieurs gouvernements israéliens. En fait, la situation est très différente de ce qu’elle était en 1967. L’Iran est un pays habitué à se battre, qui compte 89 millions d’habitants contre 9 millions en Israël et qui a la possibilité de se rapprocher très près d’Israël grâce à ses positions en Irak et en Syrie. Donc, Israël ne pourrait pas tenir seul sur la durée ; c’est une évidence militaire. Il faudrait alors une coalition aux côtés d’Israël, formée pour l’essentiel par les Américains, les Anglais, les Français et trois pays arabes – l’Egypte, la Jordanie et l’Arabie Saoudite – qui ont une forte importance symbolique. Un aperçu de cette pré-coalition a été donné lors de l’attaque iranienne dans la nuit du 13 au 14 avril dernier. Cela nous a permis de faire passer un message clair à toutes les parties : Israël n’est pas seul face à l’Iran. Cependant, il ne fallait pas empêcher l’Iran de bombarder le 13 avril car il était important que Téhéran puisse sauver la face après l’attaque israélienne en Syrie (2), d’autant que l’Iran n’attaque jamais en premier, c’est la règle au pays des mollahs. Ces derniers sont des gens prudents même si ce sont des tueurs. Ils ont des objectifs précis et ambitieux, mais ne se lancent jamais comme des fous à l’assaut de la colline ; ils attendent que l’ennemi s’épuise ou bien ils l’attaquent via leurs proxys – Hezbollah, Houthis, Hamas. »
Or, ce soutien militaire de la France a eu lieu alors que la guerre à Gaza n’était pas terminée et qu’elle est largement dénoncée en France et dans le monde entier, ce qui fait dire à Daniel Shek que « les relations bilatérales sont bonnes alors que dans le contexte actuel de la guerre à Gaza, elles auraient pu être beaucoup plus difficiles y compris dans l’opinion publique. » Il est vrai que les sondages auprès des Français ont montré une certaine empathie pour Israël et pour les juifs. Ainsi, en avril dernier, 66 % d’entre eux estimaient qu’un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas devait être conditionné à la libération de tous les otages et 72 % pensaient que l’augmentation de l’antisémitisme en France constitue ‘’une menace sérieuse pour les Français de confession juive et la société dans son ensemble’’ (3). Daniel Shek confie : « Je ne peux pas rentrer dans les détails d’informations qui ne sont pas dans le domaine public, mais je peux dire que sur la question des otages, l’Elysée a été impeccable et plus d’une fois. Le Président Macron, qui n’est pas un fan de Netanyahou et vice versa, a néanmoins maintenu une relation très correcte avec le gouvernement israélien par rapport à d’autres pays ». Ainsi, tant que la politique étrangère et la défense de la France restent aux mains d’Emmanuel Macron, qui a formellement rejeté l’idée de démissionner (4), les relations bilatérales n’ont pas de raison de se détériorer. Bien sûr, si LFI entre au gouvernement, les critiques officielles à l’égard d’Israël s’amplifieront, mais pour le moment, rien n’est moins sûr. Et quid en 2027, si le Président élu était LFI ou RN ? Quid alors du soutien militaire de la France à Israël ?
« Là, c’est le brouillard total, réplique Gerard Rabinovitch, philosophe et directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas-AIU (5). L’avenir est très incertain, car il est lié à de nombreuses contingences en France, en Israël et à l’international. En France, si LFI arrive au pouvoir, non seulement, ce parti ne soutiendra plus Israël, mais il passera même à l’offensive contre l’Etat hébreu, qu’il considère comme un pays « colonial », dont il illégitime l’existence. Quant au Rassemblement National, je ne crois pas à la solidité axiale de son soutien. Leur référence culturelle sera toujours maurrassienne. Et puis, au sein du RN, il y a des pro-Poutine qui sont donc aussi pro-Syriens et par conséquent anti-Israéliens. La situation évoluera aussi en fonction de ce qui se passera en Israël. Le pays a des comptes à demander au triumvirat Netanyahou, Ben Gvir et Smotrich. Même si tout est en train de se redistribuer de façon brouillonne, rien n’indique un renforcement de solidarités entre la France et Israël.»
Les démocraties n’ont pas de feuille de route
Gérard Rabinovitch pointe un écueil majeur. « Sur le plan international, il y a une catégorie de régimes qui sait très bien où elle va, celle des régimes autoritaires ou totalitaires. La Chine, l’Iran, la Russie ont une feuille de route anti-occidentale. Pas seulement « géopolitique », mais civilisationnelle. Les démocraties, elles, n’ont aucune feuille de route. Elles végètent, somnolent, s’affaissent. Si les sociétés occidentales ne corrigent pas leur trajectoire, elles vont s’effondrer, et ne seront en aucun cas en mesure d’être des alliés d’Israël. Ni stratégiquement, ni mentalement. » Au-delà des alliances et des discours politiques, le philosophe s’interroge sur la perte de repères de nos sociétés, dont le vote massif, par exemple pour le RN en France, serait la traduction électorale. « Parmi les 11 millions d’électeurs du RN, beaucoup perçoivent que la société dérape sur ses valeurs de socle. Ils ressentent une situation d’insécurité psychologique ou symbolique. »
A défaut de pouvoir en analyser les mécanismes, ils votent pour un nationalisme réactionnaire, qui leur apparaît comme le seul recours possible. Ainsi, ils ne sont pas fascistes, mais ils pourraient le devenir. L’histoire serait-elle en train de bégayer ? « Dans les années 30, l’antisémitisme nazi accusait les juifs d’être cosmopolite, féminin, … Aujourd’hui, il les accuse d’être nationalistes, colonialistes, autoritaires et ‘’racistes’’. La figure d’exécration du juif a changé presque du tout au tout dans ses attributs hostiles, mais l’hostilité à l’égard des juifs, elle, persiste », souligne Gérard Rabinovitch.
Pour Eric Danon, une chose est sûre, « l’évocation de la Shoah ne protège plus les juifs. Chez LFI, le mal absolu n’est plus la Shoah, mais le colonialisme. Et pour nombres de ses militants qui ne connaissent rien à l’histoire et à la géographie, Israël est le dernier avatar de la colonisation. Dans ce cadre-là, l’Europe est forcément perdante car elle a construit une partie essentielle de sa puissance sur ses colonies pendant au moins 300 ans, notamment la France. » Une réalité qui nourrit une culpabilité chez certains et dont Israël paye le prix. Sur les 193 Etats membres des Nations Unies, 147 ont reconnu l’Etat de Palestine, dont l’Irlande, l’Espagne, la Norvège et la Slovénie qui l’ont fait ces derniers mois. La France y est prête comme elle l’a toujours été, mais pas « sous le coup de l’émotion » a précisé Emmanuel Macron, en mai dernier. Or, l’émotion est immense et étouffante, depuis le 7 octobre. « En tous cas, cette reconnaissance ne peut pas être faite sans contrepartie, ce serait faire un cadeau au Hamas, dont l’objectif est de conquérir toute la Palestine mandataire, autrement dit supprimer Israël de la carte, précise le diplomate. La solution que je propose serait d’obtenir une reconnaissance réciproque de la Palestine par Israël et d’Israël par les pays Arabes qui ne l’ont pas encore fait. » Une idée bien éloignée de la ligne officielle du Quai d’Orsay, globalement attaché à la fameuse ‘’politique arabe de la France’’.
Cette dernière est d’ailleurs volontiers critiquée par Gérard Araud, dans son dernier ouvrage (6). Cet ancien ambassadeur de France, en poste en Israël de 2003 à 2006, s’étonne que la France soit, parfois, plus royaliste que le roi ou en l’occurrence plus arabophile que les Arabes eux-mêmes. Il évoque une note que des ambassadeurs français basés au Moyen-Orient auraient envoyé au Quai d’Orsay en novembre 2023, dans laquelle ils regrettaient que la politique du Président de la République soit déséquilibrée au profit d’Israël. Pour Gérard Araud, « la politique étrangère ce n’est pas la mise en œuvre d’une doctrine, c’est l’adaptation pragmatique aux conditions du moment. Changent-elles qu’il est indispensable que celle-ci en fasse autant pour rester pertinente. » Or, pour lui, le monde dans lequel se déployait la politique arabe de la France n’est plus. « N’était leur opinion publique, les Etats arabes exprimeraient publiquement leur soutien à Israël dans son entreprise d’éradication du Hamas. Dans ce contexte, la politique française, dont la mission n’est pas d’être le porte-parole de la rue arabe, mais qui vise à entretenir des relations confiantes avec les Etats, a répondu aux réalités du moment et pas aux fantômes d’une politique d’un autre temps. Dans les faits, elle n’est ni plus, ni moins pro-israélienne que celle des pays arabes de la région. Devrait-elle être plus arabe qu’eux ? »
Judith Meyer
(2) Le 1er avril, l’aviation israélienne a lancé une attaque à Damas contre un bâtiment proche du consulat iranien qui a tué 16 personnes, dont deux généraux iraniens des Gardiens de la Révolution. Dès le lendemain, le le Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, avait assuré qu’Israël serait « puni ».
(3) Sondage IFOP pour le CRIF réalisé en avril 2024.
(4) Entretien télévisé du 23 juillet sur France 2.
(5) « Philosophie clinique, au chevet de l’animal parlant » (Ed. Hermann)
(6) ‘’Israël, le piège de l’Histoire’’ (Ed. Tallandier)
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